L’indépendance de la Banque centrale de Tunisie : Une vraie-fausse question

    

Docteur Hachmi Alaya


 Le véritable enjeu consiste à doter le pays d’une véritable « autorité monétaire » démocratique

Au cours des deux dernières semaines, la scène publique a été dominée en bonne partie par la question du statut de la Banque centrale de Tunisie. Une exigence d’indépendance de cette illustre dame a émergé subitement faisant de cette institution-clé et d’un secteur sensible et hautement stratégique un enjeu politicien stérile et préjudiciable à la vraie «réforme financière» dont le pays a besoin.

Cet accès de fièvre soudain, embrouillé autant qu’excessif, qui a dévalé sur la place publique ne peut que mettre mal à l’aise tout apprenti économiste qui se respecte car le problème ainsi posé est non seulement mal posé; pire, il s’agit d’un vrai-faux problème qui, de surcroît, révèle une méconnaissance des réalités – et des exigences – monétaires tunisiennes. Un vrai-faux problème qui risque d’induire en erreur les élus du peuple.

La Banque centrale de Tunisie n’a jamais été une institution indépendante. Les rares fois où elle l’a été de facto et non de jure, c’est au cours des années soixante, lorsque Bourguiba a confié à Hédi Nouira, alors gouverneur de la Banque centrale, la mission de «surveiller» et de l’alerter en cas de nécessité, si jamais l’expérience socialisante de Ahmed Ben Salah venait à déboucher sur un dérapage financier qui compromettrait l’indépendance de la Tunisie.


N’oublions pas que Bourguiba était traumatisé par le précédent historique de notre pays et savait mieux que quiconque que le colonialisme français s’est installé suite à la mauvaise gestion des affaires financières du royaume de Tunis. Un signe qui ne trompe pas, le turn over des gouverneurs nommés à la tête de cette honorable dame. La durée du mandat du gouverneur, fixée à six ans et censée le protéger contre les humeurs du politique, n’a presque jamais été respectée, sauf bien entendu pour Nouira. Et, quand elle le fut, c’est parce que le gouverneur en place a fait montre d’une allégeance à toute épreuve.

L’idéologie de l’indépendance des banques centrales ne correspond pas à la réalité tunisienne. Elle est née dans des circonstances historiques très particulières : l’Allemagne de l’entre-deux guerres et reste propre à ce pays, à son histoire et aux drames qu’il a connus. En Tunisie, l’inflation n’est pas une question uniquement monétaire et la lutte contre l’inflation est l’affaire du pouvoir politique qui lui consacre une bonne partie de ses maigres ressources pour soutenir les prix des produits de base et contenir ainsi la hausse généralisée des prix.

Notre pays a dans ce domaine, fait montre de peu de perspicacité lorsqu’il a modifié au cours des années 1990 la loi bancaire. En «copiant-collant» les statuts de la Bundesbank et de la Banque de France il n’a fait que sacrifier à la pensée unique dominante à l’époque avec le vague espoir que ce gage inciterait encore davantage les investisseurs étrangers à venir plus nombreux dans notre pays. Pourtant, un pays démocratique comme les Etats-Unis d’Amérique a, depuis la nuit des temps, une Banque centrale qui a pour mission de lutter contre l’inflation et le chômage. En Grande-Bretagne, la mission officielle de la Banque d’Angleterre est d’assurer et de maintenir une stabilité des prix, mais aussi de soutenir la politique économique du gouvernement britannique. Elle agit de concert avec le Trésor britannique et avec le « Financial Services Authority» chargé depuis 1998 de la régulation du marché interbancaire et de la supervision des banques du Royaume-Uni. Cette responsabilité ayant incombé à la seule Banque d’Angleterre avant cette date.
La question de l’indépendance de la BCT est une vraie-fausse question. C’est tout d’abord un faux problème parce que l’indépendance de l’Institut d’émission vise essentiellement à empêcher le pouvoir politique de recourir à la solution de facilité qui consiste à user de la planche à billets et... à arroser le pays via ses dépenses publiques par des billets de banque. Outre le fait qu’il faut rendre à César ce qui lui appartient et reconnaître que la Tunisie indépendante a un bilan globalement positif en matière de gestion de ses affaires monétaires et financières, il est important de réaliser que notre pays s’est doté, au sortir de l’expérience socialisante des années soixante, d’un garde-fou juridique qui empêche la BCT de consentir des avances de trésorerie à l’Etat au-delà, d’un certain montant qui est plafonné à 5% des recettes propres de l’Etat. En clair, la BCT dispose d’une protection juridique qui la met à l’abri des tentations du pouvoir politique.

C’est aussi un faux problème en raison de la nature même du système financier tunisien ; un système hyperdominé par les banques, notamment les banques publiques, qui sont structurellement déficitaires et qui sont obligées de recourir chaque soir aux financements de la BCT. Ne pouvant – à juste titre – les laisser en manque de liquidités et ne pouvant aussi pratiquer une politique des taux d’intérêt qui compromettrait la situation et les résultats de ces banques, la BCT est de fait amenée à «subir» les banques davantage qu’à les piloter. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la mise en garde de l’actuel gouverneur relative aux «limites» qui seraient déjà atteintes de ce qu’il peut faire. Une autre baisse du taux directeur n’aurait aucun impact sur la relance de l’investissement et de l’économie mais compromettrait gravement la situation (et les résultats) des banques tunisiennes qui assurent plus de 90% du financement de l’économie. C’est aussi probablement sous cet angle qu’il faut appréhender son exigence d’indépendance de la BCT car, au vu des sommes astronomiques qu’il a prêtées aux banques tunisiennes et des «avances » qu’il a consenties à l’Etat depuis le14 janvier, il y a effectivement risque en la demeure. En effet, le volume global du refinancement bancaire a dépassé les 3 milliards de dinars à fin novembre 2011 et les données globales chiffrées accessibles au grand public ne sont guère de nature à permettre une appréciation transparente quant au respect de la règle des 5% en matière d’«avances» consenties par la Banque centrale à l’Etat.
La véritable question qui se pose est : Qui doit conduire la politique monétaire du pays ? Tant il est vrai que la politique monétaire revêt deux aspects fort distincts. Comme toute «politique» celle-ci comporte deux aspects : il y a d’une part (1) la fixation des objectifs et, d’autre part, (2) le choix des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs. Il va de soi qu’aucun technocrate, aussi brillant soit-il, n’est en droit de s’arroger la mission de dicter au pays les objectifs de la politique monétaire. Celle-ci est — et doit être — du ressort des hommes politiques élus démocratiquement. Il appartient par la suite à la Banque centrale (mais on peut imaginer une autre institution) de mettre en musique cette politique en actionnant les leviers monétaires et financiers qui sont à sa disposition.

Le véritable enjeu consiste à doter le pays d’une véritable «autorité monétaire» démocratique car comme l’a dit un célèbre prix Nobel d’économie : «La monnaie est une chose trop sérieuse pour être confiée aux banques centrales». En fait, si nous voulons être constructifs et militer véritablement pour la mise en place d’institutions démocratiques au niveau du secteur financier, la véritable revendication démocratique consiste à militer pour la mise en place d’une « autorité monétaire et financière» placée sous l’autorité d’un président élu par la Constituante (le Parlement) et composée pour partie par des représentants du pouvoir exécutif, pour une deuxième partie par des représentants élus de la profession et des secteurs économiques et sociaux (Utica, Ugtt, Utap, Apbtef, intermédiaires en Bourse, etc.) et pour la troisième partie, par des compétences indépendantes représentant la société civile. A charge pour chaque partie de désigner ou de faire élire des représentants de haut niveau et non de simples partisans n’ayant aucune connaissance des affaires et des mécanismes économiques, monétaires et financiers. C’est d’une institution démocratique de ce type que notre pays a besoin à l’heure où il se soucie d’asseoir les fondements de la deuxième république, car le véritable défi de l’heure réside dans la lutte contre l’éparpillement actuel des instances de régulation et de contrôle des différents compartiments de la finance tunisienne. Mais c’est là un tout autre problème que la polémique actuelle sur la soi-disant indépendance de la BCT n’a fait qu’occulter et sur lequel je reviendrais une autre fois inch’allah


Auteur : H.A. * (Ingénieur Ensae, docteur d’Etat en économie monétaire, agrégé en sciences économiques, ancien membre du Conseil économique & social (1978-1990)