jeudi 26 janvier 2012

Evénements sanglants du 26 janvier 1978 : Ce jeudi où les armes ont tout dit



Le sang tunisien a coulé à flots ce jour-là, par des armes tunisiennes. Des jeunes entre 18 et 23 ans ont ce jour-là perdu la vie... sans rien gagner même pas les honneurs dus aux martyrs. Dans leurs corps des balles... réelles tirées par la Sûreté nationale... par des soldats de l’Armée nationale.

Ce jeudi-là, un 26 janvier 1978, le peuple en colère rugissait...Il souffrira les jours suivants en silence, enterrera ses morts en silence, vivra son deuil en silence.

Ce jeudi-là, la Tunisie a annoncé sa descente dans l’une des plus ténébreuses salles du temple de son histoire récente. Ce jeudi noir, appelé ainsi au cours duquel le sang tunisien a coulé, annonçait la couleur.

Ce jour-là le pouvoir du «Combattant suprême» a commencé à... couler. «Jeudi noir», journée sanglante, vague violente d’une actualité sociale, politique et économique houleuse. Choc des titans. Le PSD (Parti socialiste destourien) et le gouvernement qui le représente d’un côté et l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) et une bonne frange de mécontents, d’opposants bâillonnés, de militants harcelés de l’autre et surtout un peuple méprisé humilié, castré.

D’un côté un Premier ministre froid et cassant, Hédi Nouira, aux prises avec une première dame, Wassila, qui veut gouverner à sa place ; de l’autre, un leader syndicaliste, bourguibiste pur et dur, non dépourvu d’ambitions, Habib Achour. D’un côté, un parti unique et stalinien qui voulait tout contrôler, de l’autre un syndicat fort, jaloux de son indépendance…

Ce jour-là, le 26 janvier 1978, décrété par la centrale syndicale journée de grève générale dans l’ensemble du pays suite à une série d’événements tumultueux a vu la capitale et ses quartiers et banlieues misérables s’enflammer, et la mort descendre dans les rues.



Des morts…à la fleur de l’âge

51 Tunisiens y ont péri et 400 s’en sont tirés avec des blessures, selon le bilan officiel (40 morts le 26 et 11 dans les jours qui ont suivi — Voir : La politique contractuelle et les événements de janvier 1978 - PSD; éd. Dar Al Amal - mars 1978 - p.94). Bilan qui cite comme première victime morte un agent de la Protection civile poignardé alors qu’il était au volant du véhicule utilisé pour lutter contre un incendie

«1.200 morts et un nombre considérable de blessés» selon un bilan publié récemment par Béchir Turki, un ancien officier supérieur de l’Armée nationale (Ben Ali, le ripoux… Tunis 2011 - p.37).

«200 morts, au moins et 1.000 blessés», selon le Pr Mohsen Toumi (La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali ) - PUF - Paris 1989 - p.155). «Dans une enquête effectuée par téléphone, depuis Paris, dans la nuit du 26 au 27 janvier et dans les nuits suivantes dans un grand nombre d’hôpitaux et de dispensaires de Tunisie, nous avions pu mesurer, à l’époque, le désarroi et l’effarement du personnel hospitalier devant le nombre des victimes et la nature de leurs blessures, par balles, des coups tirés à bout portant», explique l’auteur. Et de préciser que les chiffres qu’il a avancés étaient en deçà de la réalité.

Quant aux victimes, elles n’appartenaient pas pour la plupart «au monde syndical. Il s’agissait plutôt de jeunes chômeurs, de ruraux marginalisés et parfois de simples passants ou des commerçants qui n’avaient pas eu le temps de fermer boutique» (La Tunisie…op. cité. p.156).

Mais pour le gouvernement et le PSD, les événements étaient le fruit d’un complot fomenté par les syndicalistes, planifié et conduit par eux. Une version qui n’a pu résister que trois ou quatre ans.

«Soudain je vois la tête de mon copain gonfler et devenir toute rouge et ses yeux en train de s’exorbiter. Quelques secondes après, il s’écroule par terre la poitrine couverte de sang». Ainsi nous avait confié Férid, un élève de 18 ans qui ce jeudi-là se trouvait à Bab Jedid à Tunis et qui avait assisté à ce spectacle macabre. Il en restera marqué à vie. Et de poursuivre:

«Nous nous amusions, mon copain et moi, à lancer des cailloux sur des voitures blindées et nous prenions à chaque fois la fuite en nous engouffrant dans la rue «Tourbet El Bey». Tout juste avant l’événement fatal, mon copain avait continué à lancer ce qu’il lui restait comme cailloux et moi je me repliaits pour en chercher d’autres».

Témoignage parmi tant d’autres qui ne manqueront pas de fleurir, le régime et son appendice novembriste s’étant écroulés. Ecoutons Mustapha, salarié, 42 ans à l’époque raconter ce qu’il a vu :

«Je rentrais à pied à Ezzahra (banlieue Sud de Tunis - Ndlr), ce jour-là car le trafic ferroviaire a été interrompu. J’ai pourtant pu rejoindre mon bureau par train le matin à 8h00. Constatant la tournure prise par les événements j’ai donc décidé de rentrer et j’ai suivi les rails pour éviter les émeutes. J’étais vers midi à hauteur de Djebel Jelloud. Là j’ai pu voir quelques jeunes, presque des adolescents, caillasser un char. Je n’ai pas pu distinguer la scène dans le détail, donc je ne sais pas s’il y a eu des avertissements de la part des soldats. Tout ce que j’ai pu voir est que l’un des jeunes a été tué par une rafale».


Carnage depuis Carthage

Oui Tunis a failli devenir un tas de cendres et à Carthage, le vieux président laissait faire, car n’ayant rien compris ou presque à ce qui se passait. Tout ce qu’il savait c’est qu’il avait signé le décret imposant à l’armée d’intervenir puis vers la fin de l’après-midi celui qui imposait un couvre-feu de 18h00 à 5h00.

Ce qu’il n’a sans doute pas su et l’écrasante majorité des Tunisiens non plus c’est que ce jour-là, le colonel Zine El Abidine Ben Ali qui le destituera le 7 novembre 1987, et qu’il venait il y a quelques jours de nommer à la tête de la Sûreté nationale (le 23 décembre 1977) a joué un rôle des plus vils, des plus inhumains, des plus criminels.

Selon des témoignages publiés après le 14 janvier 2011, Ben Ali a été vu au cours des événements du 26 janvier 1978 en train de mitrailler les émeutiers à partir d’un hélicoptère. Il avait ainsi saisi l’occasion de plonger ses racines dans la sphère de la décision, proposé à ce poste par son mentor Abdallah Farhat, ministre de la Défense nationale, alors ministre de l’Intérieur par intérim.

«Qui est donc responsable de l’affreux carnage ? Qui a donné l’ordre de tirer ? Et qui a exécuté l’ordre ?» écrit Béchir Turki (Ben Ali, le ripoux. -op.cit p. 37). Et de répondre : «Ils sont deux : le directeur général de la Sûreté nationale, le colonel Ben Ali dans l’acte I puis le général Abdelhamid Cheikh dans l’acte II».

Quant à l’auteur de l’ordre, il est pour notre même source, le ministre de la Défense de l’époque Abdallah Farhat qui «a consulté le chef de l’Etat. Bourguiba très diminué, a laissé faire. «Réglez la situation au mieux !» s’était-il contenté de lui répondre» (op. cit p.38). Des crimes restés à ce jour impunis.

Bourguiba, président à vie depuis le 8 avril 1976 en vertu de l’amendement de la Constitution datant du 15 mars 1975, dont le gouvernement, dirigé par Hédi Nouira depuis le 6 novembre 1970 est miné par les combines et les luttes pour la succession, a ainsi laissé faire, s’est laissé faire.

Les syndicalistes ont dû payer cher la facture. Houcine El Kouki, lui, mourut sous la torture à la… Sûreté nationale, Habib Achour a été condamné à 10 ans de travaux forcés. Le reste à des peines variables.

De 1956 à 1978, les Tunisiens ont ainsi été victimes d’au moins trois carnages dont leur président endosse plus au moins la responsabilité. L’élimination sans pitié des nationalistes yousséfistes (1956), les civils tombés comme des mouches lors de la bataille de Bizerte (1961) et ce Jeudi noir.

Il y aura l’attaque de Gafsa le 27 janvier 1980, les émeutes du pain décembre 1983-janvier 1984, les troubles de l’été 1987 puis les deux décennies de braise sous la dictature novembriste.


Foued ALLANI


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