jeudi 10 février 2011

Les fondamentaux à ne pas oublier

Ne perdons pas de vue… l’essentiel



Ce que nous avons vécu ces derniers jours est extraordinaire. D’aucuns pensaient que le temps des révolutions, des martyrs de la patrie et de l’honneur était révolu, mais voilà, la Tunisie est là pour parler à l’histoire‑: la fatalité a ses limites et la compromission ne peut être durable.

Dans cette euphorie où des sentiments antagonistes nous ébranlent et où des idées contradictoires occupent nos esprits, il ne faut pas perdre de vue l’essentiel.



Nous vivons la phase post-révolutionnaire, c’est une phase qui présente des caractéristiques spécifiques et singulières. Il faut interroger l’histoire et rapidement nous nous rendrons compte, à travers la révolution française ou bolchevique, que des comportements et des attitudes extrêmes, passionnés sont observés dans une atmosphère qui est en rupture avec les standards et réflexes anti-révolution. C’est un élément fondamental pour la compréhension des événements et de l’avenir proche. Ne perdons pas de vue cette donne compliquée et imprévisible.

Et quand la problématique de la gouvernance est posée dans de telles conditions, la situation se complique davantage, et là aussi ne perdons pas de vue l’essentiel. C’est dans le triptyque de gouvernance que résident les prémices du salut‑: des principes, des hommes et des mécanismes.

La déclinaison pratique de ce triptyque nous permettra d’entrevoir la bonne démarche à adopter, celle qui va nous éviter les écueils de l’improvisation.

Les fondamentaux du projet sociétal doivent être rappelés. La lutte pour l’indépendance et la République Tunisienne naissante constituent toujours le socle incontournable d’un ensemble de valeurs et de principes qu’aucune gouvernance, voire opposition politique, ne doit, dans n’importe quel cadre et sous aucun prétexte, remettre en cause. L’illégitimité légale et morale d’un parti politique à vocation religieuse et le Code du statut personnel sont des composantes essentielles de ce socle, qui doivent être réaffirmées et consolidées. Ce sont in fine des garanties fondamentales pour la construction de l’édifice démocratique. L’argument religieux ne peut que fausser les règles du débat politique et personne n’a le droit de s’approprier cet argument pour étayer son programme politique. Il est pernicieux et dangereux de vouloir exploiter la fibre religieuse à des desseins politiques. La religion restera séparée de la politique. Que cette séparation soit verticale ou horizontale (en fonction de la vision personnelle de chacun de nous) importe peu, l’essentiel est de ne pas brouiller les cartes… ne le perdons pas de vue.

Quant au Code du statut personnel, qui constitue le premier texte législatif de la République indépendante tunisienne (précédant chronologiquement la Constitution), il a permis — et permettra toujours — de promouvoir le rôle et la présence de la femme. C’est un facteur fondamental pour l’équilibre, la stabilité et l’ouverture de la société.

Sans l’acceptation de la contribution essentielle de la femme dans le projet sociétal, et sans le respect fondé sur la reconnaissance de sa compétence et surtout de la légitimité de ses droits en tant que citoyenne, la société tunisienne ne serait pas en mesure d’asseoir les assises d’une dynamique démocratique dont la condition sine qua non est le respect vigoureux des droits de l’Homme.

En réaffirmant ces principes et en exigeant l’unanimité des acteurs politiques autour de leur inamovibilité, serions-nous en train de mettre en péril les acquis — encore fragiles — de liberté‑? S’agit-il d’une forme de censure intellectuelle et d’exclusion politique ? La réponse à ces interrogations — par ailleurs légitimes — est claire‑: les Tunisiens de tout bord doivent comprendre que le nouveau départ politique ne va pas se faire ex nihilo, et qu’une plateforme de valeurs et de principes républicains existe déjà même si elle a été dévoyée durant des dizaines d’années. Evidemment, la liberté d’expression doit être garantie pour tout citoyen, c’est un droit fondamental constant. Quant à l’activité politique, il s’agit in fine d’une compétition dont l’enjeu est la gouvernance, et à toute compétition ses règles, ne les perdons pas de vue.

Indépendamment des sensibilités et des obédiences politiques, le choix des hommes est décisif dans la conception de la nouvelle gouvernance. L’honnêteté intellectuelle, la liberté d’esprit, le respect des lois et la compétence sont des «critères» discriminatoires pour ce processus de sélection. Conceptuellement, c’est la démarche à adopter. Toute la problématique réside dans le mode opératoire ou comment rendre cette idée — que d’aucuns considèrent comme chimérique — une réalité pratique.

Allons-nous procéder sans délai à une épuration morale et à des changements massifs‑? Cette situation requiert un pragmatisme vigilant et une orientation forte, claire et irréversible de rupture avec les dogmes et pratiques du passé. Comment réussir cet exercice délicat, voire périlleux, dans la mesure où les contre-révolutionnaires pourront toujours profiter de la moindre tergiversation‑? Tout d’abord, il faudra immédiatement écarter (de leurs responsabilités) les théoriciens, les porte-étendards de l’ancien régime et les responsables de la plupart des journaux et médias. C’est un acte nécessaire pour maintenir le cap de la liberté et sauvegarder les acquis de la révolution. Une opération de «résection» indispensable et urgente pour garantir l’existence effective de relais de diffusion du nouveau système de valeurs. Néanmoins, de faux castings existent à des niveaux intermédiaires de nos institutions, serions-nous (là aussi) dans l’urgence du changement‑? A ce niveau, le changement va se faire progressivement et sur la durée, c’est une forme de «continuité évolutive» dont la vitesse d’évolution dépendra de la capacité des hommes valeureux à accéder à ces niveaux de responsabilité intermédiaires en s’inscrivant totalement dans la nouvelle dynamique du système de valeurs. La méritocratie, protégée par des institutions indépendantes et des mécanismes de contrôle, va garantir la généralisation du changement.

La révision de nos mécanismes de gouvernance est une condition fondamentale pour l’expression effective et permanente du nouveau système de valeurs. Là aussi, un ordre de priorités doit être respecté. Cette révision doit constituer véritablement une opportunité pour approcher les différents modèles dans le monde. L’étape prochaine exige que la Tunisie n’ait plus de tropisme particulier envers un pays ou une région déterminée. L’étape prochaine nécessite aussi la contribution de personnes compétentes et surtout talentueuses. La Tunisie a besoin de créativité pour relever les différents défis. Et c’est les talents (dans tous les domaines) qui vont répondre à cette aspiration. Cette dynamique positive espérée permettra d’enclencher un processus d’innovation irréversible qui consolidera l’ancrage définitif de la société dans une orientation progressiste que les mécanismes de gouvernance doivent protéger.

La Tunisie vit un moment historique et décisif, c’est une chance inouïe pleine de promesses qui s’offre au peuple tunisien. C’est aussi un risque d’échec qui guette cette entreprise fantastique. Hannibal était aux portes de Rome, mais des Carthaginois (à leur tête Hannon le Grand), dont les âmes étaient corrompues, ont usé de certains mécanismes de gouvernance pour l’empêcher d’achever ce qu’il a commencé et l’épilogue final a été tragique : la destruction de Carthage. Il est essentiel de tirer les enseignements du passé, et de demeurer vigilant dans la conception de notre avenir et cohérent avec nos idéaux, mais aussi pragmatique dans la projection effective du nouveau système de valeurs.

Grâce à cette révolution, la Tunisie est en mesure de redevenir une nation qui participe d’une manière active et significative dans le progrès de l’humanité. Une nation qui va renouer avec la grandeur de son histoire.

«Que tes sentiments et tes ressentiments ne t’éloignent jamais de la justice. Suis partout la modération. La modération fait appel à la bonne voie. Celle-ci conduit au succès et le succès au bonheur» (Abderrahmane Ibn Khaldoun).


Oualid Jaafar

(Publié sur les colonnes de La Presse le : 10-02-2011)

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