samedi 29 octobre 2011

OLFA YOUSSEF : Réflexion sur l'Islam


“Libérer le Spirituel du Rituel”, une Réflexion sur l’islam avec Olfa Youssef

October 29, 2011
By Nourchene Cherif





Olfa Youssef écrivaine et universitaire tunisienne spécialisée en linguistique, psychanalyse et islamologie appliquée. Titulaire d’une thèse d’Etat sur la pluralité des sens du Coran. Directrice de la bibliothèque Nationale de Tunisie de 2009 à 2011. Parmi ses œuvres majeures « Confusion d’une musulmane » et « Le Coran au risque de la psychanalyse » paru chez Albin Michel.



1- Votre approche à l’islam encourage la multiplicité des interprétations et ouvre la porte à ce qu’on appelle en arabe “El Ijtihad” (je préciserais à nos lecteurs que ijtihad est l’exercice intellectuel en faveur de la multiplicité des interprétations en Islam et n’a rien à avoir avec le Jihad qui signifie : combat armé du temps de l’expansion de l’islam). Avec cette vague déferlante de ceux qui estiment qui se mobilisent dans une optique de vraie campagne idéologique avec une monopolisation du Coran, en faveur d’une seule interprétation marquée par une rigidité qui refute le dialogue. Votre combat est de défier ces mentalités et d’introduire l’élément du doute à cette fermeture d’esprit. Hors, souvent les religions quand elles sont mises au service d’une idéologie, ne favorisent pas la réflexion presque je dirais philosphique qui accepterait divers courants de pensées car admettre cela, reviendrait à détourner du but idéologique qui est de présenter la religion comme un bloc uniforme monolithique qui se conforme à un certain nombre de lois.
Cette intransigence n’est-elle pas intrinsèque à toutes les religions comme une forme nécessaire à sa survie et existence propre ou serait-elle alors purement politique motivée par la volonté de rallier les masses autour d’un message finalement dogmatique favorisant une diffusion plus rapide et une adhésion chez ceux qui refutent le doute comme une forme de désobéissance ou de perte spirituelle?
Olfa Youssef : L’un des problèmes d’une conception figée du monde est de croire à une interprétation unique et à une réponse unique. Ceci n’est pas d’être sans lien avec la conception de la consommation de la “nouvelle ” société qui veut qu’il y ait des recettes finales et définitives à tous les problèmes, qui réfute totalement le manque à être inhérent à l’humain et qui tente d’occulter la dimension de recherche de l’homme sur le chemin spirituel avec une multitude de questions et d’approches possibles. Ce qu’on est sur le point de perdre est le sens de la nuance, et de la diversité intrinsèque du point de vue…Selon cette perspective, l’approche du religieux ne peut pas être une; elle est plusieurs. Et j’ai tenté dans deux de mes livres: “Naqisat aql wa din” (Déficientes en raison et en religion) et dans “Le Coran au risque de la psychanalyse” de montrer le clivage nécessaire entre masculin et féminin, un clivage que l’on retrouve sous plusieurs formes tels le clivage entre la religion et la foi…La dualité entre masculin, collectif et féminin, individuel nous permet d’approcher une autre dualité qui en découle, celle de la religion (din) et de la foi (iman). Aucune religion ne peut être sans les institutions qui la symbolisent, et malgré la pluralité des religions auxquelles ils se rattachent, autant l’église que le clergé que la hisba+ sont des hiérarchies basées sur « une combinaison des valeurs phalliques et des pulsions : initiateur-initié, jugement-soumission, etc, par rapport à un règlement, à des rites, etc ».La religion ne peut se ressourcer que dans la collectivité, et autant les rites religieux que la notion de guerre sainte contre les « autres » approfondissent le sentiment d’appartenance à un groupe ou à un ensemble quelconque. C’est dans cette visée que l’on peut comprendre certains versets d’apparence belliqueuse, exhortant à la guerre et à la lutte : « Préparez, pour lutter contre eux, tout ce que vous trouverez de force et de cavaleries, afin d’épouvanter l’ennemi de Dieu et le vôtre… » (Sourate 8, verset 60).
La foi, quant à elle, est une croyance privée qui ne peut être qu’individuelle. Elle ne nécessite donc aucune structure institutionnelle collective. Autant la religion est une adhésion sociale, la foi, elle, est adhésion de cœur. Il s’ensuit que la religion peut être objet de choix, d’où la possibilité de se convertir à une religion ou de s’en détourner; quant à la foi, elle n’est pas tributaire d’une décision, elle ne peut être réfléchie. On ne décide pas rationnellement de vouer une confiance profonde à Dieu comme on ne décide pas du jour au lendemain d’accéder à une quelconque paix intérieure.
En lisant l’histoire théologique musulmane selon cette perspective, les fuqahas seraient dans la sphère de la religion. Garants des institutions qu’ils sont, adoptant une conception collective du religieux, appréhendant la discorde et la différence, accordant une importance primordiale aux rites et ahkams, leur jouissance serait une jouissance sociale qui célèbre le symbole, elle est jouissance phallique. Les fuqahas seraient opposés aux soufis, les mystiques musulmans eux se meuvent dans le domaine de la foi. En privilégiant l’expérience privée,en se détachant des rites collectifs,en se délectant du désir de l’ittihad+, du hulul+ et du fana+, leur jouissance serait une jouissance autre que symbolique et phallique, c’est une jouissance supplémentaire qui peut être apparentée à la jouissance féminine. Cette jouissance est indicible et ouvre sur le Réel…

2- Le problème que rencontre l’islam ces derniers temps, c’est qu’il a été usurpé et monopolisé par les voix les plus radicales ce qui traduit non pas un message de tolérance et de paix mais plutôt d’intransigence et d’hostilité contre tous ses opposants. Pensez-vous qu’ils devraient y avoir sur la scène publique plus d’intellectuels et de “think tanks” comme vous qui puissent défendre l’islam de ces usurpateurs? Cette question est d’une grande importance car elle a un grand impact sur le futur des révolutions dans le monde arabe et la dynamique future des relations internationales..
Olfa Youssef : Ma conception du chemin au sens spirituel du terme s’inscrit dans celles qui croient qu’aucune personne ne peut donner une réponse définitive à ce qui risque de se passer dans le futur. Je rejoins Denis Vasse qui dit que le malaise commence lorsqu’on se pose la question angoissante et angoissée: Que dois-je faire? Je crois que nous avons à faire ce qui nous semble bon, sans se soucier de son impact et sa résultante que personne ne peut prévoir. C’est un retour à l’humilité que je prône, non seulement l’humilité de l’individu, incapable à lui seul de changer le monde, mais aussi et surtout, l’humilité des humains, qui gagneraient à réaliser que ce ne sont pas eux qui changent le monde, mais que c’est le monde qui change par eux, la nuance est de taille. Donc, pour répondre à votre question dans cette visée, je dirai que le fait qu’on parle d’une “nouvelle” approche de l’islam, ou d’une conception réformatrice ou d’islam de lumières (comme certains le nomment), est en soi un grand pas en avant, même si, en en parlant, il y a plus de critiques, voire de diffamations que de tentatives sérieuses d’ouverture et de connaissance. Il était temps que cette conception soit connue (même par méconnaissance “objective” de son contenu) par le large public. J’ai toujours cru qu’un académicien dont le “savoir” ne touche pas les gens était comparable à un chercheur en chimie dont les recherches n’amènent pas à l’élaboration de nouveaux médicaments dont peuvent bénéficier ceux qui n’ont rien à voir avec la chimie. Je suis consciente du risque de m’exposer au “large public”, mais je crois que cette exposition, quoique périlleuse, est un chemin que doivent prendre les intellectuels musulmans qui prônent l’islam de la tolérance et de l’amour.
Ceux qui portent tort à l’islam sont ceux qui l’appauvrissent, lui enlèvent son plus grand aura, à savoir qu’il est une religion où aucune médiation n’est nécessaire ente l’homme et son Créateur. L’islam des profondeurs et des lumières est troqué contre des recettes qui baliseraient le chemin du paradis et de l’enfer, et l’adoration de Dieu Unique, pourtant base de l’islam de se muer en adoration de certains cheikhs et hommes de loi…Et, paradoxalement, on tombe dans un certain type de “shirk”, le seul péché impardonnable en islam.

3-Si on admet la liberté d’expression et la liberté de foi, on ne peut persécuter personne. Ceux qui ont une vision plus conservatrice de l’islam devraient avoir le droit de l’exprimer. En revanche, quand ce discours est utilisé dans une finalité politique qui cherche à changer le mode de vie des tunisiens et instaurer El Chariaa la loi musulmane comme seule loi du pays, alors le combat est licite. Notamment du fait que ceux qui adoptent une position très conservatrice de l’islam, se prononcent comme les porte-paroles de la religion et se permettent ainsi de se donner l’exclusivité sur le musulman modèle et les règles de conduite qu’ils devraient suivre. Vu vos études sur l’islam et le Coran, en acceptant de les avoir comme interlocuteurs et débattre des questions qu’ils soulèvent au lieu de les exclure, en osant aller sur le terrain du religieux et soulever des critiques, est-ce juste de dire que vous battez les islamistes sur leur propre terrain?
Olfa Youssef : Mon expérience dans la vie, et surtout mon expérience du divin m’ont appris qu’on ne peut rien rejeter sans qu’il ne revienne sous une autre forme, de loin plus pernicieuse et douloureuse. L’exclusion des islamistes est un choix erroné. On ne peut exclure un fait déjà existant. Selon moi, il faut avoir, vis-à-vis d’eux, deux positions, la première, analytique, consistant à tenter de mettre à jour les causes de leur émergence, essentiellement, les plus virulents d’entre eux. On soutient qu’il y a des causes sociales et politiques, mais on occulte les causes psychiques qui sont tout aussi importantes. Ces causes sont l’objet d’un essai que je suis en train de rédiger, et croyez moi, ces causes psychiques ne sont pas seulement “responsables” de l’émergence des islamistes seulement, mais aussi de divers types d’intégrismes et d’extrémismes. La deuxième position est celle de la communication. Il faut discuter, discuter et discuter. Je ne suis pas dupe pour croire que cette discussion vise à changer la position de l’autre. Pour une férue de la psychanalyse, je sais que les enjeux inconscients de l’idée sont de loin les plus influents. Aussi, la discussion ne vise qu’à mettre à nu ces enjeux inconscients, tant les miennes que les leurs d’ailleurs. En parlant, le monde change, celui externe de ceux qui écoutent, et celui, interne, de ceux qui parlent. J’ai été pas mal attaquée par certains “progressistes” qui ne croient pas au débat avec les islamistes, mais je continue à assumer ce choix d’ouverture. Je les critique et tente de déconstruire leurs propos, sans jamais rompre le lien d’échange entre nous. Cependant, de là, à parler de guerre, comme votre question le présuppose, en évoquant le fait de “les battre sur leur propre terrain”, je crois qu’il y a quand même une certaine distance. En effet, dans une guerre, on nous a appris à concevoir qu’il y aurait un vainqueur et un vaincu, dans un débat, selon ma visée, il n’y a que des vainqueurs, puisque chaque point de vue différent de l’autre ne fait que nous ouvrir encore plus sur l’Autre en nous.
4- Vous encouragez la réflexion et adoptez une position presque philosophique selon laquelle la vérité absolue de certaines propositions théologiques est inconnaissable et ne peut être certaine donc ne peut être imposable comme un dogme. Cela ne relève-t-il pas d’une forme d’agnosticisme religieux?
Ou votre doute se limite-t-il aux interprétations mêmes de la religion?
Olfa Youssef : Très bonne question. Peut-être un petit détour par Kant m’aiderait à mieux expliquer mon point de vue. En gros, et en vulgarisant, je dirai que, selon la philosophie Kantienne, on différencie l’objet de la chose. L’objet étant intimement lié à celui qui le représente (ou se le représente). On ne peut donc concevoir un objet sans concevoir un sujet. Par contre, la chose est un objet “supposé” sans relation avec un sujet quelconque. Dans cette vie, on est nécessairement précédé par le langage, donc, tout ce que nous nous représentons entre dans le cadre du symbolique. L’existence de ce symbolique même, nous permet de concevoir un monde possible hors du symbolique. Ce monde possible, (ou plutôt impossible) est irreprésentable, et on ne peut le reconnaître qu’à travers ce que nous ressentons. Ceci rejoint ce que Lacan nomme Réel.
Pour revenir à la religion, la lecture du texte religieux essentiel des musulmans (le Coran), mais aussi la lecture de toutes les autres sources n’offre qu’un savoir humain possible. Toute interprétation, comme j’ai tenté de l’expliciter dans “Le Coran au risque de la psychanalyse”, ne représente que celui qui lit. L’exégèse de Tabari n’engage que Tabari, l’exégèse de Razi n’engage que Razi, l’exégèse de Zamakhchari n’engage que Zamakhchari etc…; aucune interprétation ne peut représenter l’intention divine. Cette intention divine est perdue à tout jamais, en tant que représentation possible. Le sens originel du coran est dans son essence impossible, Il est l’impossible qui « est cherché à travers toutes les représentations, mais qu’aucune ne contient »[1]. On peut présenter l’hypothèse que le sens originel du Coran est celui du écrit sur les tables auprès de Dieu. Les versets  21 et 22  de la sourate 85 disent: «Ce coran est glorieux, et écrit sur une tablette gardée avec soin ».
La relativité inhérente au langage des humains est-elle un obstacle face à la croyance spirituelle? On peut répondre par l’affirmative, si on pose que la croyance est un savoir qui s’aquiert, ainsi, le “croyant” croirait (justement) en une synonymie parfaite entre l’intention divine et une des interprétations humaines, ce qui ferait que ce croyant, au lieu d’adorer Dieu, ne fait qu’adorer l’une de ses créatures. Ceci est l’un des sens profonds du shirk (associer à Dieu une autre divinité), nous posons que c’est un “shirk” inconscient. Pour éviter la levée du voile sur son Shirk, ce pseudo-croyant est dans le déni, refusant d’admettre la pluralité d’interprétation possible. La peur de se rendre compte de ce shirk est telle que les pseudo-croyants se mettent à se combattre les uns les autres afin de prouver, mais surtout de se prouver, que le sens qu’ils ont choisi est celui qui représente, EXCLUSIVEMENT, l’intention divine.
Comment sortir de ce cercle vicieux? En acceptant d’abord l’absence. Dieu est présent par son absence même, et le sens du Coran, en tant que représentant l’intention divine, est à jamais perdu. Ce qui nous reste sont des traces de ce sens, différentes selon celui qui interprète. Ensuite, nous devons être conscients que cette condition n’est en rien alarmante, en fait, c’est la condition humaine, de l’homme qui tente de donner un sens au chaos du monde, sans jamais être certain que ce sens est le bon.
Cependant, si on ne positionne plus la croyance dans l’axe du savoir, mais dans celui du non-savoir, si l’on réalise que la base de la croyance est la croyance même, comme le dit si bien Wittgenstein, on réaliserait que si le Sens du Coran est irreprésentable symboliquement, il peut-être ressenti individuellement.
Si un sens désigné comme Le Sens, élimine les autres possibilités interprétatives, un sens ressenti et tu, ne peut que remplir les tréfonds de la sensibilité réceptive. Ainsi lire le coran dans une perspective du désir (au sens psychanalytique) ne consiste point à rechercher des références externes des vocables du texte ni à déceler une logique représentative, mais il s’agit d’écouter ce qui dépasse le dit, ce qui est au-delà des versets[2], pour que dans le silence du recueillement surgisse l’écho du sens antérieur au sujet, voire même du sens qui a édifié le sujet.
L’errance est en opposition totale avec la question éventuellement posée au psychanalyste : « Que dois-je faire afin de guérir ? ». Cette même question qui peut être transposée au niveau spirituel : « Que dois-je faire afin d’atteindre paix et sérénité ? » n’est que symptôme d’angoisse car en l’absence de la garantie rationnelle il ne reste que la voie de la recherche spirituelle non balisée. En effet, tel le bonheur, la paix et la sérénité ne sont pas un but auquel on pourra accéder, Ils sont la résultante de ce dépouillement du moi imaginaire qui croit détenir le sens du coran ou du moins pouvoir y accéder, ils sont la résultante d’une lecture humble se ressourçant moins dans la connaissance rationnelle que dans la révélation subjective. Le coran parle à chacun de nous, sa lecture est une aventure singulière et courageuse. Ibn Arabi+, l’un des plus grands mystiques de l’Islam, ne dit-il pas raillant ceux qui croient trouver le prétendu sens définitif chez les fuqahas, en  opposant à leur démarche fallacieuse et calculatrice la sienne spirituelle et responsable : « Vous dites : Untel a dit se référant à Untel, se référant à Untel, tandis que moi, je dis: Se référant à Dieu, mon cœur m’informe; la source de votre savoir sont les morts et la source du mien est l’Eternel »[3].
Ma position n’est donc en rien agnostique, elle est plutôt mystique, rejoignant celle des grands soufis musulmans qui affirment que l’expérience du divin ne peut-être que vécue. La preuve du goût du miel, comme le disent certains, n’est autre que le miel lui-même.
5- Il y a une réelle peur de la montée des islamistes en Tunisie notamment suite aux élections récentes. Pensez-vous que cette crainte est justifiée? Certains artistes et intellectuels sont la cible d’attaques verbales et physiques récemment. Le film “Laicité, Inch’allah” de la réalisatrice Nadia El Fani a fait l’objet de hostilités lors de sa première projection à Tunis suivie de l’arrêt de cette projection pour des raisons de sécurité. Pensez-vous que le pays passe par une crise d’identité et qu’il y a aussi une nouvelle crainte en Tunisie aujourd’hui qui va dans l’autre sens, une crainte poussée par une idéologie salafiste, celle de la peur de perdre ses propres valeurs “arabo-musulmans” et être dilué dans ce qui a été stigmatisé comme “l’occidentalisme” où libertés individuelles telle la liberté d’expression et de foi ainsi que le principe de laicité sont perçues comme des forces destructrices importées de l’occident ?
Olfa Youssef : Déjà pour commencer, je crois que l’un des problèmes dans notre communication est la généralisation : On parle des islamistes, des laïcs, de l’identité etc…C’est une manière de stigmatiser que de tenter de mettre les gens dans des cases définitives et fermées. L’homme est, dans son essence, beaucoup plus subtil et nuancé que cela.
Il est vrai qu’il y a en Tunisie aujourd’hui des personnes, essentiellement des jeunes, qui prônent un islam pur et dur. Au fait, personnellement, je ne crois pas du tout qu’il véhicule les valeurs de l’islam; mais le fait est que eux y croient. Ces personnes sont tunisiennes, on ne va pas les balancer à la mer ou les emprisonner ou les tuer, comme certains d’entre eux veulent faire de l’autre. La position de l’intellectuel est avant tout de chercher à comprendre les phénomènes sociaux. Comment des tunisiens sont-ils arrivés à se haïr, à vouloir éradiquer l’autre? Quels sont les facteurs qui ont engendré des jeunes qui ne sont pas sensibles à l’émotion de l’art, qui sont sourds à l’écoute, qui sont étanches au dialogue? Certes, le système scolaire y est pour quelque chose, mais, il y a aussi le facteur psychique qu’on a tendance à minimiser, voire même à occulter. Croyez-moi, ces jeunes, ou pour ne pas généraliser, bon nombre d’entre eux sont terrorisés; vous savez, plus on a peur, plus on devient agressif, plus on se sent rejeté, plus on cherche à rejeter l’autre. Ce sont des prémices psychologiques presque banales qui se sont matérialisé à mes yeux, à chaque fois que j’ai eu l’occasion de “dialoguer” avec des jeunes islamistes purs et durs.
Je crois que le travail intellectuel est nécessaire: dépoussiérer l’islam des fausses recettes des wahhabites, ou ce que j’appelle, en en faisant un cheval de bataille: libérer le spirituel du rituel. L’art, avec son cortège d’émotions et avec sa portée intrinsèquement nuancée, est aussi important. C’est une bataille essentielle et celle-ci peut donner un résultat à long terme, mais cette approche “rationnelle” sera à elle seule limitée, car elle n’atteindra pas les cœurs. Pour atteindre les cœurs, il ne faut point brimer ces jeunes, il faut les laisser parler, s’exprimer, crier leur souffrance qui apparaît sous la forme d’invectives et d’insultes à l’autre différent. Paradoxalement, il faut les empêcher de nuire aux autres, autrement dit, il faut savoir leur imposer les limites de la Loi, seule garante de la cohésion sociale.
Ce qu’on retrouve aujourd’hui dans notre pays, est une sorte de retour du refoulé, car les régimes post-colonialisation n’ont pas réussi à intégrer toutes les pièces de la composante identitaire. En brimant la parole, le refoulé ne peut s’exprimer qu’en actes violents, et peu importe si cette violence s’exerce contre soi ou contre l’autre.
Je suis optimiste quant à l’avenir de ce pays, si on arrive vraiment à parler, même si on ne se parle pas… C’est à cette condition seule que l’on s’engagera sur le chemin de la relativisation, d’une certaine extinction de l’Ego et du respect de l’autre.
6 - Pensez-vous que la religion ne doit pas interférer dans le politique, la religion doit-elle selon vous rester dans la sphère privée? Si oui, soutiendriez-vous la laïcité à inclure dans la rédaction de la nouvelle Constitution tunisienne?
Olfa Youssef : L’un de nos problèmes majeurs est  la terminologie que nous utilisons. Le terme “laïcité” est un terme né dans un cadre historique (spatio-temporel) bien précis. C’est un terme lié à la révolution française et à son évolution. S’il  prône la séparation entre l’Etat et la religion, il véhicule aussi tacitement une conception chrétienne de la religion qui présuppose l’existence d’un clergé qu’on se doit d’éliminer afin d’instaurer un état civil. En islam, point de clergé, justement ce qui se passe ces dernières années dans les pays dit “musulmans” (donc des pays à majorité de musulmans) est une “christianisation” de l’islam, dans le sens où ce qu’on appelle les nouveaux fuqahas ou surtout “douat” auxquelles les chaînes wahhabites ouvrent grande la porte, et que l’argent wahhabite coule à flot pour eux,  se posent en tant que médiateurs entre l’homme et son Créateur. La prolifération des questions concernant le quotidien dans ses détails les plus insignifiants est l’un des signes de la tentative d’occulter la nature vraie du message de l’islam, et sa distinction première, à savoir que c’est une religion basée sur la relation directe entre le musulman et Dieu. De là, le premier ordre divin: Lis. Tout musulman, et pas seulement le prophète, est appelé à lire et le Coran et tous les signes de l’univers pour baliser son propre chemin vers Dieu. Reste ,les lois, celles-ci doivent naître des consensus humains, car, et il est important de le rappeler: Il n’y a de législation qu’humaine . En effet, si la loi divine n’est qu’une interprétation humaine du coran, elle perd son caractère divin. Il suffit de relever les différences de taille entre les législations des pays musulmans, toutes se ressourçant dans le coran, et ce n’est pas l’excuse de l’ « ijtihad » ouvert et divergeant qui permettra la réhabilitation de la dualité évoquée, bien au contraire, la notion d’ « ijtihad » ne fait que confirmer, voire même illustrer le caractère humain et donc relatif de toute loi prétendue divine. Il est vrai qu’il est dit dans le coran  «Lorsque Dieu et son prophète ont pris une décision, il ne convient ni à un croyant ni à une croyante de maintenir son choix sur cette affaire » (Sourate 33, verset36), mais qui rend compte de la décision de Dieu sinon les hommes ? Tant que la décision divine ne peut se manifester sans la médiation humaine, et tant qu’à travers cette médiation on n’aura accès qu’à des opinions humaines, on ne pourra jamais évoquer une loi divine qui ne soit lecture humaine de cette loi divine. Aussi, le problème de la laïcité à l’occidentale ne se pose pas en islam, il y aura toujours la religion de la sphère privée qui est différente d’un musulman à un autre, et il y aura des lois collectives humaines,; et personnellement, je ne vois aucun problème à ce que ces lois s’inspirent d’une lecture sans cesse renouvelée du Coran, à condition d’être conscient que cette lecture est relative et changeante selon les différentes époques. En effet, faut-il le rappeler, même les lois dites “humaines” et conventionnelles sont changeantes et sont aussi sujet de débat et de discordance: tous les pays “laïcs” n’autorisent pas le mariage des homosexuels ou l’euthanasie à titre d’exemple.
7 - Vous traitez la religion comme une science mais en même temps vous partez d’un certaine prise de position non empirique mais plutôt en tant que musulmane. Vous arrivez à la fois à avoir une relation spitrituelle et en même temps intelectuelle par rapport à la religion. C’est une addition rare. Il existe un certain degré de contraste entre une approche scientifique face à la religion en fondant votre thèse sur un esprit logique et déductif en ayant comme atouts et à votre actif la linguistique qui encourage la pluralité des sens et la psychanalise, celle de la pluralité des interprétations.  Le sentiment religieux n’est-il donc pas étanche à ces critères d’étude?
Jusqu’à quel degré votre esprit rationnel joue et quand est-ce-qu’il cède le pas à votre foi? Comment vous arrivez à trouver une harmonie entre le rationnel qui se définit parfois en contraste par rapport au religieux?
La foi serait-elle donc selon vous une notion à géométrie variable?
Olfa Youssef : Très bonne question encore une fois. Je ne crois pas que le rationnel soit en opposition avec la foi; je crois cependant qu’ils se ressourcent différemment.
Parmi les premières leçons de la psychanalyse est le clivage de l’homme entre parole et corps, le symbolique du langage n’arrivant jamais à rendre compte de la vérité du corps, du ressenti; or, ce clivage, non seulement, ne nous empêche pas de vivre, mais s’avère être une composante intrinsèque de l’identité humaine.
Dans notre rapport au religieux, il en est de même. J’ai toujours soutenu que le foi n’a rien de rationnel. La croyance est adhésion de cœur; c’est une affaire de ressenti qui ne peut en aucun cas être prouvé logiquement, voire scientifiquement; de là l’existence de croyants et de non croyants à travers l’histoire, car, s’il y avait des preuves irréfutables de l’existence de Dieu, tout le monde aurait été croyant (comme tout le monde croit que la terre est ronde).
Cette foi, adhésion du cœur, n’exclut pas l’autre portée de l’homme, à savoir le rationnel. On peut croire et raisonner; l’un n’excluant pas l’autre, comme on peut parler et ressentir. Ce clivage est le destin de l’homme et la tension dialectique entre toutes les dualités nous formant, est ce qui nous pousse à avancer.
Par ailleurs, il est pertinent de relever que tant certains croyants que certains non croyants refusent d’admettre ce clivage nécessaire et essaient tant bien que mal de rationaliser la croyance. Il n’est aucune différence dans cette visée entre certains intégristes musulmans ou certains “intégristes” de l’athéisme. Je citerai à titre d’exemple Dawkins et son livre célèbre: “Pour en finir avec Dieu”.
8 - A un moment où la Tunisie cherche son identité politique future, il semble crutial de contrer ces dogmes qui veulent rallier les masses , vous sentez-vous seule dans ce combat ou avez-vous espoir que le peuple tunisien éduqué ne se laissera pas faire?
Olfa Youssef : Seule? Bien sûr que non. Sinon je n’écrirai pas, je ne m’exprimerai plus sur le net et je ne donnerai plus d’interviews. Je me définis toujours comme femme de communication. Cependant, je ne crois pas aux changements immédiats. Le domaine culturel relève de l’humain, et les mutations des mentalités et de l’imaginaire d’une société sont le fruit d’un travail de longue haleine. C’est une construction collective à laquelle participent plusieurs personnes, intellectuels et la société civile. On nous a toujours appris que c’est nous qui commandons le changement. Au fait, ce n’est pas vrai. Je l’ai déjà rappelé: Le monde change avec nous, mais ce n’est pas nous qui le changeons. C’est ce lieu de ce qui nous échappe que j’appelle lieu de la foi. Le temps est notre meilleur allié, l’essentiel est de ne jamais se laisser abattre par l’attente immédiate d’un résultat quelconque. Nous nous devons de nous exprimer, et je crois profondément que les idées ont une vie propre et se propagent à leur manière sans que l’on ne puisse décider à l’avance de la nature ou de l’objet de leur impact…

(Source) The arab chronicle

Interview conducted by Nourchene Cherif.

[1] Le temps du désir, p-173.
[2] Le terme est de Lévinas : L’au-delà des versets, Paris, Minuit 1982.
[3] Ibn Arabi : Al-Futuhat Al-Makkiyya, Beyrout, Dar Al-Fikr 1994, t-3, p-59.

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