mardi 5 février 2013

L'abolition de l'esclavage en Tunisie (Deuxième Partie -Trace d'aujourd'hui :Jusqu'où reconnaitre les mémoires plurielles ? )


 
 
 
Trace d’aujourd’hui :

jusqu’où reconnaitre les mémoires plurielles ?













La libération d’expression qui caractérise l’après-2011 est aussi celle qui invite les Tunisiens à se réapproprier leur histoire. Quand certains tiennent à souligner sa berbérité, d’autres reviennent à l’histoire islamique, ou ottomane quand l’histoire est vue par d’autres encore comme bourguibienne avant tout. Ses déclinaisons semblent infinies. Pour certains, il est temps aujourd’hui de soulever une partie de l’histoire transafricaine, celle qui a ramené des biens et des hommes. Une histoire de commerce d’hommes, la traite esclavagiste, qui fut abolie officiellement dans sa première version le 23 janvier 1846, mais qui laissa dans la société tunisienne des traces de subalternité, conscientes ou inconscientes, visibles jusqu’à nos jours.




Mais soulever ce sujet longtemps tabou ou confiné aux marges d’une identité tunisienne et arabe appelée à être réconciliée n’est pas l’apanage des seuls historiens. Ce besoin émane d’une partie de la société en quête de reconnaissance, de respect et d’égalité. L’écho citoyen est de plus en plus grand (cf. la nouvelle association ADAM) et les créations artistiques se multiplient (théâtre, cinéma, etc.). Toutes soulignent un racisme encore présent dans la société tunisienne mais rappellent aussi des éléments endogènes prometteurs, comme la fierté d’une abolition de l’esclavagisme précoce, antérieure à la France(*) et fruit d’une génération de penseurs modernistes à l’instar du réformateur Ibn Abou Dhiaf.


Ibn Abi Dhiaf-أحمد بن أبي الضياف
 
L’islam y est souvent perçu comme levier de la libération, appelant à l’égalité des croyants devant la foi; le personnage de Bilel, esclave alors libéré par le prophète et premier muezzin du Messager, venant en attester.

Au-delà des modalités propres au Nord de l’Afrique et au monde islamique, instituer la reconnaissance de la « date tunisienne » de l’abolition de l’esclavage, le 23 janvier, accole aux populations noires du Maghreb le modèle de la diaspora noire mondiale, essentiellement pensée jusque là comme transatlantique, c’est-à-dire partie d’Afrique en direction des Amériques, avec tout ce que cela a pu engendrer comme retour aux origines depuis le siècle dernier. Ce modèle propulseur d’identité -« noire », « post-esclavagiste » - est-il pertinent dans le monde arabe ? Les populations concernées trancheront.

Le défi est grand, aujourd’hui en Tunisie, de ne pas politiser la question de l’héritage des populations noires et de la diversité culturelle en générale (en la réduisant à un argument anti-islamiste), ni même de la balkaniser en ethnicisant la cause, une cause d’abord nationale puis universelle. Elle appartient à tous et s’inscrit aujourd’hui, pour ceux qui s’efforcent d’élever le jour de l’abolition en jour de reconnaissance nationale, dans une lutte contre le racisme et toutes formes de discriminations ou de subordination moderne. Le désir de commémoration de cette date historique permet de transformer une histoire « négative », celle de la traite, en une histoire positivée, celle de la libération. Elle veut aussi rappeler l’histoire de milliers d’esclaves et panser les plaies des générations qui suivirent.

L’enjeu est brûlant d’une actualité nationale, il en est de la représentation qu’une société se fait d’elle-même : comment est-il possible, dans le climat social et politique actuel en Tunisie, de penser des initiatives émanant de groupes particuliers fondés sur une langue ou une histoire « différente » sans être affilié à une volonté de séparatisme, de fitna ou de division de l’unité d’un pays jusque là entaché par un pouvoir mafieux puis scindé par l’espoir révolutionnaire ?
 
Stéphanie Pouessel
Anthropologue, chercheure à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis

(*) Voir annotations TERRA NOVA TUNISIE au niveau de la Première Partie



 
..Troisième & Dernière Partie.....
 
"L’esclavage une si longue histoire"

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