mercredi 2 novembre 2011

Lettre ouverte aux élus d’Ennahdha à la Constituante

Choisi pour vous.....pourvu que ça vous plaise



 Par Mohamed Ridha BOUGUERRA

Vous êtes quatre-vingt-dix, sur deux cent dix-sept élus, à représenter votre parti dans la future Constituante, d’où le risque de vous voir, probablement, verser dans un triomphalisme qui vous fera perdre de vue quelques vérités. Je me sens, modestement, d’autant plus obligé de vous rappeler celles-ci que certaines de vos premières déclarations après les élections ont jeté le trouble parmi le public. Je voudrais évoquer ici les propos de votre dirigeant sur le franco-arabe ainsi que ceux de Mme Souad Abderrahim, qui figure sur votre liste de Tunis 2, sur la nécessité d’instaurer les «bonnes mœurs».
Afin de vous rafraîchir la mémoire, Mesdames et Messieurs les futurs membres de l’Assemblée nationale constituante, M. Ghannouchi a déclaré, selon l’AFP, «Nous sommes arabes et notre langue c’est la langue arabe». Et il ajoute : «On est devenu franco-arabes, c’est de la pollution linguistique. Nous encourageons l’apprentissage de toutes les langues, surtout les plus vivantes, sans perdre notre identité». Puis, il conclut ainsi : «Celui qui n’est pas fier de sa langue ne peut pas être fier de sa patrie». Mme Abderrahim, elle, a cherché à nous rassurer  en nous annonçant une bonne nouvelle (!), à savoir que le parti «Ennahdha ne compte pas fermer les boîtes de nuit, mais qu’il est fermement décidé à ancrer les bonnes mœurs».
Sont-ce là, réellement, les priorités que votre parti s’est fixées, deux ou trois jours seulement après un scrutin historique qui va décider du sort du pays pour des générations ? Est-ce vraiment là la mission qui vous a été confiée par le vote populaire du 23 octobre ? Pensez-vous sérieusement que vous avez été portés au pouvoir pour faire le ménage sur le plan de la langue, assainir notre parler populaire et nous débarrasser de la pollution linguistique ? Pouvez-vous imaginer un instant que les sept cent mille chômeurs qui attendent que vous leur procuriez une activité décente ne pensent aujourd’hui qu’au sort qui sera réservé dans un proche avenir aux boîtes de nuit ? Vous ont-ils désignés comme les preux chevaliers de la morale ou, plutôt, chargés de trouver des solutions aux graves problèmes socioéconomiques dans lesquels notre pays se débat ? Avons-nous réalisé la révolution afin d’instituer une direction politico-religieuse qui nous dicte ce qui est moral et ce qui est immoral ?
Et, d’abord, voulez-vous nous expliquer, Mesdames et Messieurs les élus de la Nation, en quoi consiste précisément «la pollution linguistique» ? De la pureté de la langue à la pureté de la race, il n’y a qu’un pas ! Or, nous savons où mène la recherche de telles chimères ! Chaque langue n’est-elle pas, au contraire, le résultat d’incessants et continuels emprunts et mariages étendus sur des siècles ? Imaginez un dictionnaire du français d’où on aurait banni des termes comme abricot ou zénith, alambic ou zéro, azur ou sucre ! Tous là, mots d’origine arabe, bien entendu. Même les Le Pen n’ont jamais formulé une si absurde réclamation ! Et vous, vous prétendez un retour à la pureté de la langue du Hijjaz ? Qui, parmi nous, conteste que l’arabe soit notre langue officielle, celle de notre administration et de notre enseignement ? Mais, dans notre parler quotidien et vernaculaire ne sommes-nous pas ouverts sur le vaste monde et adaptés aux nouvelles technologies dont est faite notre vie de tous les jours ? Je sais que votre dirigeant parle d’encourager «l’apprentissage de toutes les langues, ..., sans perdre notre identité». Comme si l’un était une menace pour l’autre ! Ecoutez, svp, ce qu’a écrit feu Jameleddine Bencheikh, ancien éminent professeur d’arabe à la Sorbonne qui déclarait dans Le Monde du 8 février 1990, alors qu’avait lieu en France un vif débat sur l’immigration : «N’en déplaise aux enragés de l’expulsion ou aux défenseurs d’une authenticité recroquevillée sur ses cactus, je n’ai jamais été déchiré par mes deux cultures, et aucune ne cherche à s’emparer des droits de l’autre. De chacune, je jette vers l’autre un regard amical mais vigilant ; les deux peuplent mon imaginaire et mon âme, un Stabat Mater chanté par Berganza ne me fait pas oublier la sourate ar-Rahman psalmodiée par Menchaoui ; les vers de Darwish ne m’empêchent pas d’être ému par ceux de Jean Grosjean ; un chant d’anarchie de Ferré ne me prive pas de la merveilleuse tendresse d’une chanson andalouse sur les lèvres de Sami Al-Maghribi, chanteur juif marocain». Et il conclut ainsi : «Je revendique pour chacune de mes deux cultures le droit de s’éblouir aux reflets indicibles qu’elle sait prendre dans l’autre». Je ne suis pas ici pour défendre la langue française, mais force nous est de reconnaître que le bilinguisme est une richesse qui ne devrait sous aucun prétexte être dédaignée par les temps de mondialisation qui sont les nôtres. Et toute frilosité ou réticence dans ce domaine serait un crime contre les générations futures. Alors, de grâce, Mesdames et Messieurs les élus du peuple, ne ratez pas ce R.-V. avec l’Histoire ! Ne perdez pas votre temps et le nôtre dans des discussions oiseuses qui creuseraient encore davantage notre retard par rapport au monde évolué. Epousez votre siècle et saisissez cette chance historique qui s’offre à vous et à nous tous pour réaliser la renaissance d’un monde arabo-musulman tombé en panne depuis la chute de Grenade en 1492 ! Montrez au monde entier qui a les yeux braqués sur vous que la religion de Mahomet n’est pas incompatible avec le progrès et la démocratie ! Votre échec, qu’à Dieu ne plaise, signera non seulement la mort du Printemps arabe, mais, davantage encore, la régression de tous les peuples de l’aire arabo-islamique. Nous ne voulons pas d’une Tunisie lâchant la proie pour l’ombre, repliée sur elle-même, préoccupée par la question identitaire dans une permanente confrontation avec les cultures autres. Vous pouvez, au contraire, contribuer avec la partie la plus vivante de notre peuple à construire une Tunisie, moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique. Tout autre choix ne fera que diviser tragiquement notre peuple entre conservateurs rétrogrades et tenants de la modernité qui finiront toujours par gagner, car comme l’écrivait l’Algérien Mouloud Mammeri en pleine Guerre d’Algérie : «Il n’est que la mort dont on ne s’éveille pas».   


Source La PRESSE

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