samedi 9 janvier 2016

Le Tunisien et l'Etat : Décryptage





Slim Laghmani n'est pas un "professionnel" des plateaux de télévision et il n'est pas non plus de ceux qui débitent des logorrhées de "consommation". Slim Laghmani fait partie du cercle restreint d'intellectuels authentiques en mesure de diagnostiquer l'état des lieux avec profondeur et suivant une approche méthodique. 

Dans cet entretien, Slim Laghmani décrypte le rapport entre l'Etat et les Tunisiens. Finalement la déliquescence de ce rapport n'est pas un phénomène surprenant car ses racines étaient déjà là depuis l'indépendance : la crainte et l'intérêt. La conception de ce rapport n'a pas permis d'achever une citoyenneté pérenne et ancrée diffusant civisme et responsabilité. Progressivement, et surtout durant l'ère de Ben Ali, la corruption des appareils de l'Etat a définitivement enterré toute alternative à la crainte et l'intérêt comme vecteurs directeurs du rapport entre l'Etat et les Tunisiens. 

Après le 14 janvier 2011, l'espoir dans un changement radical des principes et règles régissant ce rapport s'est vite transformé en une désillusion...  désordre et confusion sont maîtres de la situation.

L'espoir de voir ce rapport évoluer vers une considération de l'Etat dans une optique purement citoyenne serait-il permis ? Slim Laghmani répondrait par l'affirmative à condition de voir "les choses changer à l'intérieur de l'Etat"...

Terra Nova Tunisie

"Le sentiment de "tunisianité" est demeuré, 
alors que l’allégeance citoyenne s’est 
distendue. Les individus ont commencé à 
s’inventer des identités de substitution"


"L’État a pris un caractère de plus en 
plus coercitif sous Ben Ali. L’est-il moins 
aujourd’hui, dans son fonctionnement 
quotidien, dans son rapport au citoyen ? 
Je ne le crois pas, comme le démontrent 
les brimades et les vexations policières" 









"Presque tous les corps de l’État 
sont concernés par la corruption"

"C’est en voyant les choses changer à 
l’intérieur de l’État que le citoyen 
pourra retrouver le respect de l’État"








Jeune Afrique : La crise de l’État interroge la notion de citoyenneté. Pourquoi les Tunisiens ont-ils autant de difficulté à s’identifier à l’État, à le respecter et à faire preuve de civisme ? Est-ce un dommage collatéral du grand bouleversement de la révolution ?

Slim Laghmani : La crise de l’État a précédé la révolution. Pour comprendre ce qui se joue dans le rapport problématique des citoyens à « leur » État, il faut revenir aux lendemains de l’indépendance. La figure de Habib Bourguiba incarnait l’État et se confondait avec lui. L’État moderne, sa création, était à la fois un État autoritaire, craint et respecté, et un État providentiel. Le rapport était faussé à l’origine. L’identification à l’État fonctionnait seulement dans la mesure où cet État garantissait des droits, dispensait des services, des bienfaits. Donnait. Les choses ont commencé à se dérégler au moment où cet État providence a atteint ses limites et est entré en crise – au milieu des années 1980, avec l’ajustement structurel.

Jeune Afrique : La crise de l’État interroge la notion de citoyenneté. Pourquoi les Tunisiens ont-ils autant de difficulté à s’identifier à l’État, à le respecter et à faire preuve de civisme ? Est-ce un dommage collatéral du grand bouleversement de la révolution ?

Slim Laghmani :Le sentiment de "tunisianité" est demeuré, alors que l’allégeance citoyenne s’est distendue. Les individus ont commencé à s’inventer des identités de substitution – l’appartenance à la tribu, à la région, à la nation arabe ou à la Oumma. Tout le problème réside dans notre rapport à l’État, qui n’est pas vécu comme un corps immanent à la société, mais comme extérieur et transcendant. La conscience citoyenne, dans son acception moderne, est toujours dans les limbes. Aujourd’hui, alors que la situation de l’État s’est profondément dégradée, on continue à tout attendre de lui, à le solliciter sans se soucier des déséquilibres que cela pourrait engendrer, presque comme on solliciterait un État étranger. Et puisqu’il n’arrive pas à répondre, puisqu’il ne parvient plus à remplir cette fonction dispensatrice, il perd sa légitimité. Les politiques, tous partis confondus, ont une part de responsabilité, car dans leurs discours ils entretiennent cette illusion de toute-puissance de l’État.

On assiste à un délitement de l’État, à des phénomènes de dissidence, à la résurgence de ce que Bourguiba désignait sous le nom de « démon numide », l’esprit de division et d’anarchie. Cela ne donne-t-il pas raison aux partisans d’un État fort et coercitif ?

Bourguiba a édifié un État tutélaire et lui avait donné en apparence le visage de la cohésion nationale. Cette cohésion, sans être factice, était insuffisamment consciente d’elle-même. Le lien d’allégeance citoyenne a recouvert d’autres liens, plus archaïques, comme les rapports traditionnels, sans cependant les faire disparaître. Ils ont resurgi à la faveur de la crise. L’État a pris un caractère de plus en plus coercitif sous Ben Ali. L’est-il moins aujourd’hui, dans son fonctionnement quotidien, dans son rapport au citoyen ? Je ne le crois pas, comme le démontrent les brimades et les vexations policières dont sont par exemple victimes les habitants des quartiers populaires. Ce qui a changé depuis la révolution, c’est que l’État est devenu impuissant dans les situations qui peuvent donner lieu à des réactions collectives, par exemple dans le bassin minier, qui subit des blocages à répétition, lesquels occasionnent d’ailleurs un préjudice énorme à la collectivité – et à l’État. Il n’y a pas moins de violence, mais seulement des circonstances où la violence sera évitée.

L’État est-il miné par le clientélisme ?

Oui. Presque tous les corps de l’État sont concernés par la corruption, qui s’est en quelque sorte diffusée et « démocratisée ». C’est sur ce terrain que le nouveau pouvoir était attendu et qu’il a déçu, pour l’instant. Haybet el-dawla (l’autorité de l’État) ne se décrète pas. C’est en voyant les choses changer à l’intérieur de l’État que le citoyen pourra retrouver le respect de l’État. Le cœur du problème, ce n’est même plus l’autorité de l’État, c’est l’État lui-même, qu’il faudrait restaurer !

(*) Slim Laghmani est Professeur de droit public à la faculté des sciences juridiques de Tunis. Il a été membre de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution.


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