mercredi 25 avril 2012

La fuite


Chaque jour, Patrick Besson emprunte la plume d'un célèbre écrivain, français ou étranger, mort ou vivant, génial ou nul, pour nous raconter la campagne électorale.



La fuite des Besson, par J.M.G. Le Clézio
Lalla court dans le désert sous le soleil qui brûle les yeux. Elle n'épousera pas Habid le marchand qui a un visage énorme et mou. Elle est faite pour la liberté et le vent. Elle sait qu'après le sable il y a la mer qui est bleue, sauf les jours où elle est grise. Lalla a faim, alors elle ouvre grand la bouche et avale l'air qui la nourrit.

Lalla ne sait pas pourquoi il y a en elle une force qui la pousse loin de son village, loin de son destin. Elle trouvera bientôt le bateau blanc qui la rapprochera de la ville où elle veut vivre, où il y a l'amour et l'autonomie, et surtout l'égalité. Ses jambes, petites et minces, la portent vers cet autre monde. Elle continue de courir dans le désert sous le soleil qui brûle de plus en plus ses yeux. Elle n'épousera jamais Habid le marchand qui a un visage mou et énorme. Pour la liberté et le vent elle est faite, Lalla. Elle voit la mer qui est bleue aujourd'hui, contrairement à hier où elle était grise.
D'un canot blanc qui se balance sur la mer bleue sous le soleil descendent un homme et une femme, l'homme a le regard trouble de la panique intérieure et la femme a l'air d'une femme d'ici, elle a le beau visage de la noblesse du désert et les cheveux noirs comme la nuit. C'est un beau couple dans la lumière tremblée du matin ou de l'après-midi, Lalla ne sait plus si on est le matin ou l'après-midi, tant de choses se sont passées depuis son réveil, peut-être est-elle plus vieille de plusieurs années, la vie est si mystérieuse. L'homme a déjà les pieds dans l'eau, il tient ses chaussures d'une main, aide maintenant la femme à descendre du canot. Elle semble à Lalla un peu embarrassée, la femme d'ici, mais aussi d'ailleurs d'après ses vêtements de prix, confectionnés dans les pays pauvres, mais vendus dans les pays riches, embarrassée de ses formes généreuses, de son grand et beau corps fait pour les soieries et les lits et peu habitué à l'exercice physique. Elle a le visage un peu fâché par ces péripéties. Il demande, l'homme au visage plein d'effroi devant l'avenir dans le désert, sous le grand ciel bleu vide et sous le soleil qui brûle les souvenirs et l'espoir :
- Tout va bien, Yasmine ? Tu tiens bon... ?
Elle secoue la tête, indéchiffrable et peinée. Enfin, elle touche le sol humide de son pays d'origine qu'elle a naguère pensé fuir et qui la recueille aujourd'hui pour sécher ses blessures, calmer son malheur. L'homme parle encore :
- On sera bien ici, Yasmine, tu verras. Je reprendrai mon métier de cadre dans l'automobile. Et si je créais un "Challenge" tunisien ?
Elle ne dit rien, elle se serre contre lui sous le regard de Lalla qui voit enfin l'amour, qui comprend l'amour qui est comme le désert, qui brûle comme le désert.

- Oh, Éric, comment en sommes-nous arrivés là ?

- Mais c'est ce con, à force de n'en faire qu'à sa tête, il s'est giscardisé, et moi, maintenant je dois  retrouver du taf, les socialistes veulent ma mort. On a du bol de s'en être sortis vivants, crois-moi.

Patrick Besson



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