mercredi 26 mars 2014

Vivre avec un Big Brother en pleine croissance (1ère Partie)

 

Tous surveillés, tous sur écoute ? Ce que nous avons tous intérêt à apprendre pour vivre avec un Big Brother en pleine croissance 

Écoutes judiciaires à outrance, surveillance de la NSA, espionnage entre particuliers... Les nouvelles technologiques sont aussi pratiques que pernicieuses, et leurs effets sur la société commencent seulement à se faire sentir...


Atlantico : Le développement des nouvelles technologies et le boom du numérique semblent avoir été l'occasion d'une accélération et d'une généralisation de la surveillance. L'affaire des enregistrements Buisson puis celle des écoutes de Sarkozy n'en sont que les plus récentes illustrations depuis la mise au jour des pratiques de la NSA. Faut-il se résigner pour de bon à vivre dans un monde où être écouté serait devenu la norme ?

      
 Eric Denécé : Je ne pense pas, tout d'abord, que les citoyens doivent se "résigner" à un monde où chaque individu serait mis sur écoute. Les citoyens peuvent utiliser ici deux moyens : en premier lieu une pression sur leurs gouvernements respectifs pour que les lois sur la protection des données personnelles et des communications soient renforcés, mais aussi l'adoption de moyens de protection au niveau individuel afin de ne plus laisser autant de "traces" qu'actuellement, que ce soit par téléphone ou sur Internet.

Pour comprendre le problème plus en détail, il est nécessaire de rappeler les différents types d'écoutes et leurs provenances :

- Les écoutes judiciaires qui sont déclenchées par les juges d'instructions dans le cadre d'une enquête. Elles sont tout à fait légales et sont vérifiées par la Commission de contrôle des interceptions.

- Les écoutes administratives que l'ont initie à la demande des services de renseignements (intérieurs comme extérieurs) pour des raisons de sécurité nationale.


- Les écoutes provenant de l'étranger (NSA, CIA...), certaines agences pouvant s'intéresser à ce qui est dit en France sur tel ou tel sujet. On ne peut malheureusement pas grand chose contre de telles pratiques.

- Enfin, les écoutes "sauvages" ou illégales qui peuvent provenir de plusieurs directions. Tout d'abord des individus  qui s'improvisent espions amateurs grâce à des logiciels d'espionnage assez facilement accessibles sur le Web. C'est souvent un moyen d'écouter son voisin, son conjoint, son patron, les moteurs étant ici davantage la paranoïa ou encore la perversité. Viennent ensuite les hackers qui travaillent sur Internet et dont les motivations sont davantage criminelles ou subversives. On trouve enfin, bien que cette pratique soit loin d'être systématique, les agences d'intelligence économique ou encore les sociétés de détectives privés qui peuvent recourir à des écoutes illégales lorsqu'elles butent sur un renseignement dans le cadre d'enquêtes qu'elles conduisent.  

Les deux premiers types d'écoutes (judiciaires & administratives) sont très réglementés, leurs pratiques étant encadrées par la loi Rocard/Cresson (loi du 10 juillet 1991). Il faut toutefois faire la différence entre l'aspect légal et l'aspect légitime, notamment dans le cadre des écoutes judiciaires. On observe effectivement dans certains cas des abus venant de juges d'instructions qui peuvent être tentés d'abuser de ce genre de recours. Le principal problème réside cependant dans les deux derniers types d'écoutes qui ont tendance à se généraliser sur les dernières années.

        Jean-Marie Burguburu : Il est certain que les écoutes modernes ont aujourd'hui un aspect de moins en moins exceptionnel, et cela concerne tant les personnes soupçonnées d'un méfait que les avocats. 

Les manipulations étaient auparavant complexes, difficiles (on se souvient des fameux "plombiers de l'Elysée"), puisqu'il fallait poser physiquement une "bretelle" sur le poste que l'on souhaitait espionner. Il suffit aujourd'hui d'un simple clic d'ordinateur, et les moyens alloués aux écoutes numériques n'en sont que plus importants, on le voit notamment à travers la création par l'Etat de la PNIJ (Plateforme Nationale des Interceptions Judiciaires) qui va être un véritable "bunker" géré par la société Thalès. 

Les conditions ont donc bel et bien changé et l'on se rend compte que les interceptions téléphoniques n'ont plus un caractère aussi restreint que par le passé, en dépit des restrictions prévues par le Code de procédures pénales en la matière.

L'autre problème est de voir que la plupart des écoutes se faisaient auparavant dans un cadre administratif avec pour motivation la sécurité nationale (renseignement stratégique, grand banditisme…) alors que ce sont aujourd'hui les citoyens qui peuvent voir leurs communications interceptées de manière de plus en plus massive. Sans parler évidemment de la géolocalisation et du croisement des méta-données qui entame sensiblement l'espace des libertés individuelles comme jamais auparavant.   

      François-Bernard Huyghe : Si l'on est chef d'État ou grand de ce monde, il faut s'attendre à ce qu'un service étranger cherche à pénétrer votre téléphone (Merkel) ou votre Intranet (l'Élysée espionné à la fin du mandat de Sarkozy) et il faut se méfier des conseillers que l'on choisit. Mais le citoyen lambda (le même, il est vrai qui met beaucoup d'informations confidentielles en ligne sur Facebook) sait désormais que la NSA peut piéger son ordinateur ou sa Webcam, le géolocaliser, intercepter ses messages qui passent par un câble sous-marin, etc. et cela dans le dessein insensé d'en apprendre plus sur nous que nous-mêmes.



Atlantico : Qu'est-ce que cette nouvelle donne change concrètement à notre quotidien ? Mesure-t-on d'ailleurs réellement l'ampleur de ces changements ?

       Eric Denécé : On ne mesure pas, selon moi, l'étendue des enjeux qui sont à l'œuvre ici. Nous avons en Europe une loi sur la protection des données personnelles qui est relativement correcte puisqu'elle interdit aux opérateurs privés d'utiliser systématiquement les masses du Big Data pour proposer des offres commerciales. On trouve néanmoins un parallèle inverse avec la situation des Etats-Unis où depuis le Patriot Act de 2002 les activités de renseignements ont eu de plus en plus recours à des méthodes excessives. On tombe ainsi de plus en plus dans une sorte de démocratie policière où l'exécutif et ses différentes branches disposent des moyens d'écouter n'importe quel citoyen, n'importe quand.

      François-Bernard Huyghe : À notre quotidien individuel et subjectif : rien. La police ne viendra pas nous arrêter à l'heure du laitier pour des propos imprudents (encore que la lutte contre les propos "haineux" ou les "phobies" pourrait servir de prétexte à bien des choses). Simplement, nous recevons des publicités un peu plus ciblées et des gens dans le Maryland nous intègrent dans des calculs délirants (mise en corrélation d'un nombre inimaginable de "Big Data") pour prédire ce que feront les foules demain. Dans le roman d'Orwell, 1984, chacun sait bien que Big Brother le regarde et tente par là de lui instiller une terreur préventive. Nous, nous sommes transparents et nous n'y faisons pas plus attention qu'à la caméra de surveillance au coin de la rue.

Atlantico : Quels peuvent être les impacts de cette manie de l'enregistrement et de la surveillance sur notre relation à la confiance accordée à autrui ? Comment vivre dans un monde de la suspicion généralisée où la sphère privée aurait disparu ?

     Jean-Marie Burguburu : Il est clair que la sphère privée ne cesse de rétrécir comme peau de chagrin, mais il me semble essentiel de ne pas "s'habituer" à de telles réalités. Le fait de se dire que le moindre mail, le moindre appel, peut aujourd'hui être plus ou moins facilement intercepté même des années après est clairement angoissant, sans compter le fait que les possibilités de transmissions sont aujourd'hui bien plus simples. Une alternative viable peut résider dans l'adoption du cryptage, pratique qui existe déjà en matière de relations des avocats avec les juridictions.   

     François-Bernard Huyghe : Outre l'amicale sollicitude de nos amis américains dont vous bénéficiez, vous pourriez être en contact avec une des 70.000 écoutes judiciaires (et je ne parle pas des interceptions dites administratives facilitées par la dernière loi de programmation militaire), ou encore un de vos proches pourrait avoir introduit dans votre téléphone portable un logiciel de surveillance facile à se procurer sur Internet. Et entre votre carte de payement, votre Navigo et vos navigations sur Internet et autres dispositifs, il est sans doute possible de reconstituer votre passé en détail. À l'heure numérique, tout ce que nous faisons ou disons laisse des traces. Plus nous entrons dans l'hyper modernité branchée, plus notre passé pèse.

Mais nous ne pouvons vivre dans une société décente que si nous gardons le pouvoir de donner nos secrets (telle aveu à la femme aimée, tel autre à l'ami, tel partage avec le camarade de lutte ou le collègue) et non si des algorithmes décident de ce qui est ou non intime. Je ne peux avoir confiance qu'en ceux à qui j'avoue librement mes secrets, voire mes faiblesses.








(Dans la deuxième Partie : Les écoutes et.....la justice, la confiance citoyenne, les moyens de protection. Et Aussi Ce que Edward Snowden a dit...)

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