mardi 14 février 2012

Roméo et Juliette en Égypte


Un copte et une musulmane pensaient vivre leur amour au grand jour. La révélation de leur idylle met leur village à feu et à sang.


Le symbole de l'unité entre l'islam et le christianisme copte brandi lors d'une manifestation au Caire en mars 2011. © Erik Nehring / AFP


Une étrange histoire d'amour entre un jeune copte et une jeune musulmane occupe actuellement la presse égyptienne, et divise l'opinion publique. L'histoire est étrange parce qu'elle ne repose jusqu'ici sur aucune preuve formelle, mais sur une forte présomption.

Au village d'al-Amiriya à majorité islamiste dans le sud d'Alexandrie, une idylle est née depuis plusieurs mois entre le tailleur copte Mourad Guirgis et une jeune musulmane dont l'identité n'a pas été révélée. Comme tous les amoureux, ils ont dû s'enlacer, marcher main dans la main le long du rivage, faire des rêves fous... Tout allait bien tant qu'aucun témoin n'a surpris leur bonheur.


Vindicte

Fin janvier 2012, le barbier du village affirme que Mourad Guirgis entretient une relation avec une musulmane, et qu'il a dans son téléphone portable des photos indécentes de la jeune fille. L'accusation se propage aussitôt, et la colère monte. Le tailleur ne joue pas les Roméo, mais se précipite vers le poste de police pour être protégé. Placé dans une cellule, il échappe à la vindicte des villageois, mais sa maison est incendiée. Par la suite, la fureur augmente, et les maisons de ses proches sont également incendiées. Les forces de sécurité assistent à cette frénésie sans intervenir.

La police ne trouve évidemment aucune photo compromettante dans le téléphone du tailleur, et la jeune fille soupçonnée de le fréquenter nie farouchement.

Les "anciens" du village appellent des délégués musulmans et coptes pour tenter d'enrayer les dégâts. Mais toute conciliation s'avère impossible. Les musulmans sont des salafistes, et à leurs yeux ce "crime" doit être puni.



Bannissement collectif

La deuxième séance de conciliation est présidée par un éminent cheikh salafiste. Sa décision est catégorique et surprenante : "Pour calmer les esprits, huit familles coptes devront quitter le village, et leurs biens seront vendus." Les délégués coptes, au nombre desquels se trouve le curé, se voient contraints d'accepter la sentence pour éviter que la situation ne s'aggrave. Mais cet épilogue inique ne calme pas les esprits. De nombreux partis politiques s'insurgent contre une punition collective, illégale, qui porte atteinte à l'unité nationale et envenime les relations confessionnelles. Le Conseil communautaire copte-orthodoxe dénonce cette condamnation qui favorise les agresseurs aux dépens des victimes. Plusieurs ONG de défense des droits de l'homme plaident pour une application rigoureuse de la loi, afin d'éviter la survie de coutumes qui permettent aux vrais coupables de demeurer impunis.

Le 9 février, lors de la réunion parlementaire, le député copte Emad Gad demande au président de l'Assemblée de mettre cette "affaire illégale" à l'ordre du jour. Demande refusée. Le député menace de démissionner. Plus de 70 députés se lèvent, protestent et soutiennent leur collègue. En revanche, le député salafiste du village d'al-Amiriya, cheikh Ahmed al-Hawari, membre du parti al-Nour, soutient la sentence litigieuse : "Cheikh Hassan a ordonné le départ de huit familles coptes pour éviter des troubles sanglants", hasarde-t-il, déclenchant une bronca et une interruption de la séance.



"Infâmie en 2012"

Dimanche matin, plusieurs partis politiques, notamment la Coalition du parti populaire social, le Mouvement des Égyptiens contre la discrimination, le Parti social-démocratique égyptien... ont rejoint la marche organisée par les jeunes de Maspéro, le quartier copte. Des centaines de manifestants se sont dirigés vers l'Assemblée du peuple sans être pris à partie par la police. Le Parlement agit enfin et demande officiellement au comité des Droits de l'homme d'étudier les dossiers d'al-Amiriya et de former une commission parlementaire chargée de se rendre dans le village pour mener une enquête sur le terrain. "Il faudra plusieurs jours pour aboutir à un résultat. Nous espérons que le comité des Droits de l'homme formulera des recommandations au gouvernement et exigera le retour des huit familles expulsées", explique le député Gad. Ne faudra-t-il pas compter avec la haine des villageois ? "Les autorités devront prendre les mesures nécessaires pour protéger ces familles. Cette décision tribale d'expulsion, parfaitement illégale, pourrait servir d'exemple, ce qui serait très grave. Il faut imposer la souveraineté de la loi."



Lundi matin, plusieurs journaux rapportaient cette marche vers le Parlement, et publiaient les déclarations de certains manifestants dénonçant la discrimination religieuse et l'inaction des forces de sécurité... "L'indifférence de l'État, notamment du Parlement, vis-à-vis de l'expulsion de huit familles coptes d'un village, suite à une histoire d'amour entre un jeune copte et une musulmane, relève de l'infâmie en l'an 2012, dans une Égypte abritant l'islam modéré", peut-on lire dans l'éditorial du journal indépendant al-Chorouk.


Denise Ammoun


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